L’anémie rénale constitue une complication majeure de la maladie rénale chronique (MRC?), touchant une proportion significative de patients en raison de la production insuffisante d’érythropoïétine (EPO) par les reins. Cette condition est associée à une diminution de la qualité de vie, une aggravation des comorbidités cardiovasculaires et une augmentation de la mortalité globale. Jusqu’à récemment, le traitement de référence reposait sur les agents stimulant l’érythropoïèse (ESA), tels que l’époétine alfa et la darbepoétine. Bien que ces molécules aient démontré une efficacité robuste dans l’augmentation des concentrations d’hémoglobine (Hb), elles sont associées à des risques? importants, notamment une augmentation de la pression artérielle et un risque thromboembolique accru [1].
Dans ce contexte, les inhibiteurs de la prolyl hydroxylase du facteur induit par l’hypoxie (HIF-PHI) représentent une avancée pharmacologique majeure. Ces agents agissent en stabilisant le facteur induit par l’hypoxie alpha (HIF-a), une sous-unité clé de la réponse cellulaire à l’hypoxie. Contrairement aux ESA, les HIF-PHI miment les conditions hypoxiques en inhibant l’hydroxylation des résidus proline sur HIF-a, empêchant ainsi sa dégradation par le complexe ubiquitine-protéasome via la voie dépendante de la protéine Von Hippel-Lindau (VHL) [2]. Cette stabilisation de HIF- ? permet non seulement une production endogène accrue d’EPO dans le foie et les reins, mais aussi une régulation positive de plusieurs gènes impliqués dans l’homéostasie du fer et la réponse à l’hypoxie.
Cependant, l’introduction des HIF-PHI dans la prise en charge de l’anémie rénale soulève plusieurs questions concernant leurs mécanismes d’action, leurs bénéfices potentiels par rapport aux ESA, ainsi que leurs risques, notamment en termes d’oncogenèse et de dysrégulation vasculaire. Cette introduction propose de détailler les mécanismes moléculaires et physiologiques des HIF-PHI, en mettant en lumière leurs impacts tant positifs que négatifs, dans un cadre académique.
Les HIF-PHI agissent principalement en bloquant l’activité enzymatique des prolyl hydroxylases (PHD), une famille d’enzymes responsables de l’hydroxylation de HIF-a dans des conditions de normoxie. Cette hydroxylation, catalysée par les PHD, marque HIF- ? pour sa reconnaissance par le complexe de protéine VHL, conduisant à sa dégradation via le système ubiquitine-protéasome [3]. En inhibant cette voie, les HIF-PHI stabilisent HIF-a, qui peut alors former un hétérodimère avec HIF-b. Ce complexe migre dans le noyau, où il se lie à des séquences spécifiques appelées hypoxia-response elements (HRE), activant ainsi la transcription de gènes impliqués dans l’érythropoïèse, le métabolisme du fer, et la vasorégulation [4].
1.1. Stimulation endogène de l’érythropoïèse
Contrairement aux ESA, qui agissent directement en augmentant les concentrations plasmatiques d’EPO exogène, les HIF-PHI stimulent la production endogène d’EPO dans des sites non rénaux, notamment le foie. Cette réponse physiologique à l’hypoxie simulée est souvent associée à des niveaux d’EPO plus bas que ceux observés avec les ESA, ce qui pourrait réduire les effets indésirables liés aux concentrations élevées d’EPO, tels que l’hypertension [5].
1.2. Homéostasie du fer et mobilisation des réserves
La signalisation HIF entraîne également une augmentation de l’absorption intestinale du fer via l’induction de la ferroportine et une réduction des niveaux d’hepcidine, une hormone clé inhibant la biodisponibilité du fer. Ces mécanismes favorisent une meilleure incorporation du fer dans l’hémoglobine, optimisant ainsi la réponse érythropoïétique [6].
1.3. Effets pléiotropiques sur la vasculature et le métabolisme
Outre l’érythropoïèse, HIF régule l’expression de gènes impliqués dans l’angiogenèse (via le facteur de croissance de l’endothélium vasculaire, VEGF), le métabolisme énergétique et la protection cellulaire contre l’hypoxie. Ces effets pléiotropiques peuvent avoir des implications positives, comme la réparation endothéliale, mais aussi des conséquences négatives, telles qu’un risque accru de calcification vasculaire ou de dysfonction endothéliale [7].
2.1. Efficacité comparable ou supérieure aux ESA
Les études cliniques ont montré que les HIF-PHI permettent une correction efficace de l’anémie, même chez des patients présentant une inflammation chronique, une condition fréquemment observée dans la MRC. Cette efficacité est attribuée à la réduction de l’hepcidine et à l’amélioration de la biodisponibilité du fer, des effets moins marqués avec les ESA [8].
2.2. Réduction des complications cardiovasculaires
Les concentrations modérées d’EPO observées sous HIF-PHI pourraient limiter les effets indésirables cardiovasculaires associés aux ESA, tels que l’hypertension et les thromboses. De plus, les effets angiogéniques de HIF pourraient favoriser la régénération tissulaire dans des contextes ischémiques, bien que ces bénéfices restent à confirmer dans des essais à long terme [9].
2.3. Administration orale : Une avancée pratique
La disponibilité des HIF-PHI sous forme orale constitue un avantage significatif pour les patients non dialysés, réduisant les contraintes liées aux injections fréquentes d’ESA. Cette commodité pourrait améliorer l’observance thérapeutique, un facteur critique dans la gestion des maladies chroniques [10].
Activation de VHL et risque oncogène : L’un des aspects les plus préoccupants de l’utilisation des HIF-PHI réside dans leur potentiel oncogène. En stabilisant HIF- ?, ces agents activent une série de gènes impliqués dans la prolifération cellulaire, l’angiogenèse et la survie cellulaire, des processus souvent détournés dans le cancer. Des études précliniques ont montré que l’activation chronique de HIF- ? pourrait favoriser la progression tumorale dans certains contextes, bien que les données cliniques soient encore limitées [11].
Surveillance et effets indésirables à long terme : L’utilisation à long terme des HIF-PHI soulève des questions concernant leur sécurité, notamment en termes de toxicité hépatique et de dysrégulation métabolique. Une surveillance étroite, incluant la mesure régulière de la pression artérielle et des marqueurs hépatiques, est essentielle pour minimiser ces risques [13].
L’hypertension artérielle est l’un des effets secondaires les plus fréquemment observés chez les patients traités par HIF-PHI. Des études ont montré une augmentation significative du risque de développer une hypertension sous traitement par rapport au placebo, bien que ce risque semble inférieur à celui associé aux ESA [1]. Les mécanismes sous-jacents à ce phénomène sont multiples et impliquent une modulation complexe du tonus vasculaire par HIF.
Régulation du monoxyde d’azote (NO) et de l’endothéline-1 : La stabilisation de HIF- ? entraîne une sur-expression de gènes liés à la production de monoxyde d’azote synthase endothéliale (eNOS), augmentant initialement la biodisponibilité de NO, un puissant vasodilatateur. Cependant, une activation prolongée de HIF peut altérer cet équilibre en favorisant la production d’endothéline-1, un peptide vasoconstricteur, et en induisant un stress oxydatif au sein des cellules endothéliales [2]. Cette dualité perturbe le contrôle vasomoteur, conduisant à une vasoconstriction prédominante et à une augmentation de la pression artérielle.
Activation sympathique : Un autre mécanisme impliqué est l’activation du système nerveux sympathique via le corps carotidien. Les signaux hypoxiques simulés par la stabilisation de HIF- ? provoquent une libération accrue de catécholamines, augmentant ainsi la résistance vasculaire périphérique et la postcharge cardiaque [3]. Cette activation chronique peut aggraver l’hypertension, particulièrement chez les patients déjà hypertendus.
Implications cliniques : Le risque prohypertensif nécessite une surveillance étroite de la pression artérielle chez les patients recevant des HIF-PHI, en particulier dans les populations présentant des antécédents d’hypertension ou une atteinte cardiovasculaire. Les mesures ambulatoires sur 24 heures peuvent être nécessaires pour détecter des fluctuations subtiles de la pression artérielle souvent non identifiées lors des mesures de cabinet [4].
La calcification vasculaire est une complication majeure de la MRC, amplifiée par certains traitements comme les HIF-PHI. Ces agents, bien qu’efficaces pour corriger l’anémie, peuvent exacerber le dépôt de calcium dans les parois artérielles, augmentant ainsi la rigidité artérielle et le risque d’événements cardiovasculaires.
Rôle de HIF dans la calcification vasculaire : HIF régule l’expression de gènes impliqués dans la différenciation des cellules musculaires lisses vasculaires en phénotypes ostéoblastiques, favorisant la calcification. Des études précliniques ont montré que l’activation chronique de HIF- ? peut stimuler la minéralisation des vaisseaux, exacerbant les processus de calcification déjà présents chez les patients atteints de MRC [5]. Ces effets sont aggravés par une altération de l’équilibre phosphocalcique, courante dans la MRC.
Perturbation de la régulation phosphocalcique : Les HIF-PHI influencent indirectement le métabolisme phosphocalcique en modulant l’expression de la phosphatase alcaline et des protéines inhibitrices de la calcification, telles que la matrix Gla-protein (MGP). Cette régulation inadéquate favorise la précipitation du phosphate de calcium dans les vaisseaux, augmentant ainsi leur rigidité [6].
Conséquences cliniques : La rigidité artérielle entraîne une augmentation de la pression systolique et une diminution de la compliance vasculaire, exacerbant les risques d’insuffisance cardiaque et d’accidents vasculaires cérébraux. Une évaluation régulière des marqueurs de calcification, tels que les niveaux de phosphate sérique et de FGF-23, peut être nécessaire pour anticiper ces complications [7].
Les complications thrombotiques représentent une préoccupation majeure dans l’utilisation des HIF-PHI, bien que le risque semble légèrement inférieur à celui observé avec les ESA. Ces effets sont liés à une combinaison de dysfonction endothéliale, d’activation plaquettaire et de modulation des voies inflammatoires.
Activation plaquettaire et adhésion : La stabilisation de HIF- ? induit l’expression de molécules d’adhésion, telles que la glycoprotéine IIb/IIIa et la P-sélectine, favorisant l’adhésion et l’agrégation plaquettaire. Cette hyperactivité plaquettaire est exacerbée par une augmentation de la production de fibrinogène, un facteur clé de la coagulation [8].
Inflammation et thrombose : Les HIF-PHI activent des gènes pro-inflammatoires, notamment le VEGF, qui contribue à l’inflammation endothéliale et à la libération de cytokines prothrombotiques. Cette cascade inflammatoire amplifie le risque de formation de thrombus, en particulier dans des conditions de flux sanguin perturbé, comme celles observées dans la MRC [9].
Interférence avec le métabolisme du fer : L’amélioration de la biodisponibilité du fer sous HIF-PHI peut entraîner une production accrue d’espèces réactives de l’oxygène (ROS), augmentant le stress oxydatif et altérant les fonctions endothéliales. Ces changements contribuent à un environnement propice à la thrombose [10].
Les patients traités par HIF-PHI doivent faire l’objet d’une surveillance étroite des marqueurs de coagulation, tels que le D-dimère, et des paramètres inflammatoires. Une prophylaxie thrombotique peut être envisagée chez les patients présentant des facteurs de risque élevés, notamment ceux ayant des antécédents de thrombose veineuse profonde ou d’embolie pulmonaire [11].
Perspectives et stratégie de gestion des risques
Bien que les HIF-PHI offrent des avantages significatifs dans la gestion de l’anémie rénale, les risques associés à leur utilisation nécessitent une évaluation minutieuse et une gestion proactive. Des stratégies clés pourraient inclure :
En conclusion, les risques prohypertensifs, procalcifiants et prothrombotiques des HIF-PHI, bien réels, doivent être équilibrés par leurs bénéfices dans la correction de l’anémie rénale. Une surveillance attentive et une optimisation des protocoles thérapeutiques permettront de minimiser ces complications tout en maximisant les résultats cliniques.
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3. Haase, V. H. (2013). Regulation of Erythropoiesis by Hypoxia-Inducible Factors. Blood Reviews, 27(1), 41–53. 23246014
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7. Chen, H. H., Cheng, Q. F., Wang, J. X., Zhao, X. F., & Zhu, S. Y. (2021). Long-Term Efficacy and Safety of Hypoxia-Inducible Factor Prolyl Hydroxylase Inhibitors in Anaemia of Chronic Kidney Disease : A Meta-Analysis Including 13,146 Patients. Journal of Clinical Pharmacy and Therapeutics, 46(4), 999–1009. 33872147
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9. Zheng, Q. Y., Wang, Y. H., Yang, H. S., et al. (2022). Cardiac and Kidney Adverse Effects of HIF Prolyl-Hydroxylase Inhibitors for Anemia in Patients With CKD Not Receiving Dialysis : A Systematic Review and Meta-Analysis. American Journal of Kidney Diseases, 81(4), 434–445. 34715562
10. Nangaku, M., Hamano, T., Akizawa, T., et al. (2021). Daprodustat Compared With Epoetin Beta Pegol for Anemia in Japanese Patients Not on Dialysis : A 52-Week Randomized Open-label Phase 3 Trial. American Journal of Nephrology, 52(1), 26–35. 33288381
11. Eckardt, K. U., Agarwal, R., Aswas, A., et al. (2021). Safety and Efficacy of Vadadustat for Anemia in Patients Undergoing Dialysis. New England Journal of Medicine, 384(17), 1601–1612. 33903938